Catégorie : Rêver plus loin

Une campagne électorale n’a rien de bucolique. Il y est question de stratégie, de précipitation, de communication, de victoire et d’échec… Le risque est grand, dans ces méandres dont nous ne connaissons rien, de nous perdre nous-mêmes, de perdre notre chemin, notre courage, ou simplement de préférer s’asseoir un moment sur une pierre pour sentir le vent fouetter notre visage.

Mais pour garder le cap dans cette course dont nous n’avons choisi ni les règles ni la temporalité, nous sommes bien aidés. Aidés par l’évidence que ce que nous entreprenons est nécessaire ; aidés par l’audace et l’amitié ; aidés aussi par celles et ceux qui ont trouvé les mots pour dire la beauté du monde, la tragédie de sa destruction, l’absurdité de vies perdues à se gagner.

La poésie fait mauvais ménage avec les tracts et les meetings, mais s’il est question de changer l’avenir, alors elle doit avoir toute sa place. Voilà pourquoi nous partageons ici quelques-uns des poèmes, récits et images qui nous accompagnent dans cette aventure.

Antonio Machado

J’ai suivi beaucoup de chemins,
j’ai ouvert de nombreux sentiers,
j’ai navigué sur cent océans,
et accosté à cent rivages.
Partout j’ai vu
des caravanes de tristesse,
de superbes et mélancoliques ivrognes
à l’ombre noire,
et de grands pédants à la cantonade
qui regardent, se taisent et pensent qu’ils savent
parce qu’ ils ne boivent pas
le vin des tavernes.
Méchante gens qui cheminent
en empestant la terre…
Partout j’ai vu aussi
des gens qui dansent ou qui jouent,
quand ils le peuvent,
et qui labourent
leur petit lopin de terre.
Jamais, s’ils arrivent quelque part,
ils ne demandent où ils arrivent.
Là où il y a du vin, ils boivent du vin,
là où il n’y a pas de vin, ils boivent de l’eau fraîche.
Ce sont de braves gens qui vivent,
travaillent, passent et rêvent,
et qui un jour
comme tant d’autres
reposent sous la terre.

Antonio Machado par Leandro Oroz (1925)

Antonio Machado est un poète espagnol, né en 1875 à Séville et mort en 1939 à Collioure. Il contribua au mouvement littéraire Generación del 98.

Jacques Prévert

La complainte de Vincent (Paroles, Gallimard 1945)

À Arles où roule le Rhône
Dans l’atroce lumière de midi
Un homme de phosphore et de sang
Pousse une obsédante plainte
Comme une femme qui fait son enfant
Et le linge devient rouge
Et l’homme s’enfuit en hurlant
Poursuivi par le soleil
Un soleil d’un jaune strident
Au bordel tout près du Rhône
L’homme arrive comme un roi mage
Avec son absurde présent
Il a le regard bleu et doux
Le vrai regard lucide et fou
De ceux qui donnent tout à la vie
De ceux qui ne sont pas jaloux
Et montre à la pauvre enfant
Son oreille couchée dans le linge
Et elle pleure sans rien comprendre
Songeant à de tristes présages
Et regarde sans oser le prendre
L’affreux et tendre coquillage
Où les plaintes de l’amour mort
Et les voix inhumaines de l’art
Se mêlent aux murmures de la mer
Et vont mourir sur le carrelage
Dans la chambre où l’édredon rouge
D’un rouge soudain éclatant
Mélange ce rouge si rouge
Au sang bien plus rouge encore
De Vincent à demi mort
Et sage comme l’image même
De la misère et de l’amour
L’enfant nue toute seule sans âge
Regarde le pauvre Vincent
Foudroyé par son propre orage
Qui s’écroule sur le carreau
Couché dans son plus beau tableau
Et l’orage s’en va, calmé, indifférent
En roulant devant lui ses grands tonneaux de sang
L’éblouissant orage du génie de Vincent
Et Vincent reste là dormant rêvant râlant
Et le soleil au-dessus du bordel
Comme une orange folle dans un désert sans nom
Le soleil sur Arles
En hurlant tourne en rond.

Le bordel (détail), Van Gogh, 1888

Joseph d’Arbaud

La bèstio dou Vacarés/La bête du Vaccarès (Grasset, 1926)

Voici que la “bête” s’adresse à l’homme gardian qui la traque:
– Je ne suis pas un démon et tu me redoutes, ô homme, et tu fais sur mon front et sur mes cornes le signe de l’exorcisme chrétien. Alors pourquoi me poursuis-tu, pourquoi me donnes-tu la chasse, monté sur ton cheval et armé de ta triple pique ? Dis, pourquoi me poursuis-tu ? Que t’ai-je fait ? Cette terre est la dernière où j’ai trouvé un peu de paix et cette solitude sacrée à travers laquelle, jadis, je me plaisais à exercer ma jeune force, quand je régnais, maître du silence et de l’heure, maître du chant innombrable qui, aux étoiles, des insectes de la plaine, monte, s’échange et se diffuse dans les gouffres de l’immensité. Ici, à travers ces vases salées, coupées d’étangs et de plages sablonneuses, en écoutant les beuglements des taureaux et le cri de tes étalons sauvages, en regardant, tapi, le jour, à l’horizon, trembler les voiles du mirage sur la terre chaude, en regardant, la nuit, danser sur les eaux de la mer la lune étincelante et nue, j’ai connu quelque temps ce qui, pour moi, peut ressembler au bonheur. Oui, au bonheur. Pourquoi me regardes-tu de tes yeux arrondis, avec cette bouche ouverte, et plus pâle que si, de ma vue, tu devais aussitôt mourir ? J’ai été heureux, tout cassé que je sois et vaincu, sur cette terre désolée qui me fournit à peine de quoi entretenir mon vieux corps, mais qui me dispense son souffle sauvage sans lequel je ne pourrais vivre et pour lequel j’ai fui les prairies douces et les vergers en fleurs et les chaudes plages où, nuit et jour, la mer soupire et se gonfle comme une jeune poitrine qui se soulève et s’endort. Pauvre homme. Et voilà que tu me suis, impatient, depuis plusieurs jours, à la piste, que tu t’armes pour me traquer et que tu me pourchasses cruellement tout comme une brute féroce dont tu voudrais conquérir la misérable dépouille. Ma paix et mon triste bonheur sont-ils finis, parce qu’un homme, ce soir, me contemple face à face ? Allons, réponds donc. Que me veux-tu ?”

Les collines escarpées, les pentes
des statistiques
sont là devant nous.
Montée abrupte
de tout, qui s’élève,
s’élève, alors que tous
nous nous enfonçons.
On dit
qu’au siècle prochain
ou encore à celui d’après
il y aura des vallées, des pâturages
où nous pourrons nous rassembler en paix
si on y arrive.
Pour franchir ces crêtes futures
un mot à vous,
à vous et vos enfants:
restez ensemble,
apprenez les fleurs
allez légers.

Gary Snyder, Turtle Island – 1974

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