Une campagne électorale n’a rien de bucolique. Il y est question de stratégie, de précipitation, de communication, de victoire et d’échec… Le risque est grand, dans ces méandres dont nous ne connaissons rien, de nous perdre nous-mêmes, de perdre notre chemin, notre courage, ou simplement de préférer s’asseoir un moment sur une pierre pour sentir le vent fouetter notre visage.
Mais pour garder le cap dans cette course dont nous n’avons choisi ni les règles ni la temporalité, nous sommes bien aidés. Aidés par l’évidence que ce que nous entreprenons est nécessaire ; aidés par l’audace et l’amitié ; aidés aussi par celles et ceux qui ont trouvé les mots pour dire la beauté du monde, la tragédie de sa destruction, l’absurdité de vies perdues à se gagner.
La poésie fait mauvais ménage avec les tracts et les meetings, mais s’il est question de changer l’avenir, alors elle doit avoir toute sa place. Voilà pourquoi nous partageons ici quelques-uns des poèmes, récits et images qui nous accompagnent dans cette aventure.
J’ai suivi beaucoup de chemins, j’ai ouvert de nombreux sentiers, j’ai navigué sur cent océans, et accosté à cent rivages. Partout j’ai vu des caravanes de tristesse, de superbes et mélancoliques ivrognes à l’ombre noire, et de grands pédants à la cantonade qui regardent, se taisent et pensent qu’ils savent parce qu’ ils ne boivent pas le vin des tavernes. Méchante gens qui cheminent en empestant la terre… Partout j’ai vu aussi des gens qui dansent ou qui jouent, quand ils le peuvent, et qui labourent leur petit lopin de terre. Jamais, s’ils arrivent quelque part, ils ne demandent où ils arrivent. Là où il y a du vin, ils boivent du vin, là où il n’y a pas de vin, ils boivent de l’eau fraîche. Ce sont de braves gens qui vivent, travaillent, passent et rêvent, et qui un jour comme tant d’autres reposent sous la terre.
Antonio Machado est un poète espagnol, né en 1875 à Séville et mort en 1939 à Collioure. Il contribua au mouvement littéraire Generación del 98.
La complainte de Vincent (Paroles, Gallimard 1945)
À Arles où roule le Rhône Dans l’atroce lumière de midi Un homme de phosphore et de sang Pousse une obsédante plainte Comme une femme qui fait son enfant Et le linge devient rouge Et l’homme s’enfuit en hurlant Poursuivi par le soleil Un soleil d’un jaune strident Au bordel tout près du Rhône L’homme arrive comme un roi mage Avec son absurde présent Il a le regard bleu et doux Le vrai regard lucide et fou De ceux qui donnent tout à la vie De ceux qui ne sont pas jaloux Et montre à la pauvre enfant Son oreille couchée dans le linge Et elle pleure sans rien comprendre Songeant à de tristes présages Et regarde sans oser le prendre L’affreux et tendre coquillage Où les plaintes de l’amour mort Et les voix inhumaines de l’art Se mêlent aux murmures de la mer Et vont mourir sur le carrelage Dans la chambre où l’édredon rouge D’un rouge soudain éclatant Mélange ce rouge si rouge Au sang bien plus rouge encore De Vincent à demi mort Et sage comme l’image même De la misère et de l’amour L’enfant nue toute seule sans âge Regarde le pauvre Vincent Foudroyé par son propre orage Qui s’écroule sur le carreau Couché dans son plus beau tableau Et l’orage s’en va, calmé, indifférent En roulant devant lui ses grands tonneaux de sang L’éblouissant orage du génie de Vincent Et Vincent reste là dormant rêvant râlant Et le soleil au-dessus du bordel Comme une orange folle dans un désert sans nom Le soleil sur Arles En hurlant tourne en rond.
La bèstio dou Vacarés/La bête du Vaccarès (Grasset, 1926)
Voici que la “bête” s’adresse à l’homme gardian qui la traque: – Je ne suis pas un démon et tu me redoutes, ô homme, et tu fais sur mon front et sur mes cornes le signe de l’exorcisme chrétien. Alors pourquoi me poursuis-tu, pourquoi me donnes-tu la chasse, monté sur ton cheval et armé de ta triple pique ? Dis, pourquoi me poursuis-tu ? Que t’ai-je fait ? Cette terre est la dernière où j’ai trouvé un peu de paix et cette solitude sacrée à travers laquelle, jadis, je me plaisais à exercer ma jeune force, quand je régnais, maître du silence et de l’heure, maître du chant innombrable qui, aux étoiles, des insectes de la plaine, monte, s’échange et se diffuse dans les gouffres de l’immensité. Ici, à travers ces vases salées, coupées d’étangs et de plages sablonneuses, en écoutant les beuglements des taureaux et le cri de tes étalons sauvages, en regardant, tapi, le jour, à l’horizon, trembler les voiles du mirage sur la terre chaude, en regardant, la nuit, danser sur les eaux de la mer la lune étincelante et nue, j’ai connu quelque temps ce qui, pour moi, peut ressembler au bonheur. Oui, au bonheur. Pourquoi me regardes-tu de tes yeux arrondis, avec cette bouche ouverte, et plus pâle que si, de ma vue, tu devais aussitôt mourir ? J’ai été heureux, tout cassé que je sois et vaincu, sur cette terre désolée qui me fournit à peine de quoi entretenir mon vieux corps, mais qui me dispense son souffle sauvage sans lequel je ne pourrais vivre et pour lequel j’ai fui les prairies douces et les vergers en fleurs et les chaudes plages où, nuit et jour, la mer soupire et se gonfle comme une jeune poitrine qui se soulève et s’endort. Pauvre homme. Et voilà que tu me suis, impatient, depuis plusieurs jours, à la piste, que tu t’armes pour me traquer et que tu me pourchasses cruellement tout comme une brute féroce dont tu voudrais conquérir la misérable dépouille. Ma paix et mon triste bonheur sont-ils finis, parce qu’un homme, ce soir, me contemple face à face ? Allons, réponds donc. Que me veux-tu ?”
Les collines escarpées, les pentes des statistiques sont là devant nous. Montée abrupte de tout, qui s’élève, s’élève, alors que tous nous nous enfonçons. On dit qu’au siècle prochain ou encore à celui d’après il y aura des vallées, des pâturages où nous pourrons nous rassembler en paix si on y arrive. Pour franchir ces crêtes futures un mot à vous, à vous et vos enfants: restez ensemble, apprenez les fleurs allez légers.