La bèstio dou Vacarés/La bête du Vaccarès (Grasset, 1926)
Voici que la “bête” s’adresse à l’homme gardian qui la traque:
– Je ne suis pas un démon et tu me redoutes, ô homme, et tu fais sur mon front et sur mes cornes le signe de l’exorcisme chrétien. Alors pourquoi me poursuis-tu, pourquoi me donnes-tu la chasse, monté sur ton cheval et armé de ta triple pique ? Dis, pourquoi me poursuis-tu ? Que t’ai-je fait ? Cette terre est la dernière où j’ai trouvé un peu de paix et cette solitude sacrée à travers laquelle, jadis, je me plaisais à exercer ma jeune force, quand je régnais, maître du silence et de l’heure, maître du chant innombrable qui, aux étoiles, des insectes de la plaine, monte, s’échange et se diffuse dans les gouffres de l’immensité. Ici, à travers ces vases salées, coupées d’étangs et de plages sablonneuses, en écoutant les beuglements des taureaux et le cri de tes étalons sauvages, en regardant, tapi, le jour, à l’horizon, trembler les voiles du mirage sur la terre chaude, en regardant, la nuit, danser sur les eaux de la mer la lune étincelante et nue, j’ai connu quelque temps ce qui, pour moi, peut ressembler au bonheur. Oui, au bonheur. Pourquoi me regardes-tu de tes yeux arrondis, avec cette bouche ouverte, et plus pâle que si, de ma vue, tu devais aussitôt mourir ? J’ai été heureux, tout cassé que je sois et vaincu, sur cette terre désolée qui me fournit à peine de quoi entretenir mon vieux corps, mais qui me dispense son souffle sauvage sans lequel je ne pourrais vivre et pour lequel j’ai fui les prairies douces et les vergers en fleurs et les chaudes plages où, nuit et jour, la mer soupire et se gonfle comme une jeune poitrine qui se soulève et s’endort. Pauvre homme. Et voilà que tu me suis, impatient, depuis plusieurs jours, à la piste, que tu t’armes pour me traquer et que tu me pourchasses cruellement tout comme une brute féroce dont tu voudrais conquérir la misérable dépouille. Ma paix et mon triste bonheur sont-ils finis, parce qu’un homme, ce soir, me contemple face à face ? Allons, réponds donc. Que me veux-tu ?”